L’histoire du mot safari ou tout ce qu’on ne vous a jamais dit sur les safaris en Afrique

Cet article s’adresse à ceux qui aiment l’Histoire. Pour les autres, je vous renvoie à mon article plus pratique : Quelle destination pour un premier safari .

Dans le paysage internet, il reste des déserts. C’est le cas de l’histoire du mot safari. Car au-delà du sens étymologique du mot, on ne trouve pas grand-chose. Pour reconstituer l’histoire de ce mot, je suis allée piocher les informations un peu partout sur Internet. Un exercice d’autant plus difficile et chronophage qu’il se dit beaucoup de bêtises sur la Toile. Les sites se copient les uns les autres, sans même connaître les sources d’origine des informations. Cet article est le fruit de nombreuses recherches, à tel point que j’étais lancée pour rédiger une thèse ! Il peut vous paraître long, et pourtant je vous assure que j’ai dû me réfréner ! Mais moi qui suis toujours par monts et par vaux, j’ai pris beaucoup de plaisir à voyager dans le temps. Et j’espère qu’à votre tour vous apprécierez le voyage !

 

Définition du mot safari

 

Malgré mon grand respect pour Le Petit Robert qui est de loin mon dictionnaire favori, je suis obligée de contredire l’une de ses affirmations. En swahili, langue parlée localement dans pas moins de douze pays d’Afrique australe et de l’Est[1], à commencer par le Kenya, la Tanzanie et l’Ouganda, où il est la langue nationale, le mot safari signifie « voyage », et non « bon voyage » comme l’avance Le Petit Robert. Bon voyage se dit safari djema !

Pour bon nombre d’entre nous, le mot safari désigne aujourd’hui une expédition organisée dans un parc national ou une réserve naturelle pour rechercher, observer – et éventuellement photographier – des animaux sauvages.

Tant qu’on y est, et comme cela a été le cas pour moi, vous vous posez certainement la question de la différence entre un parc national et une réserve naturelle. Les deux ont pour mission de protéger un milieu naturel donné, maritime ou terrestre. Un parc national est géré par l’État, tandis qu’une réserve peut être publique ou privée (ou gérée par une association). Un parc national est généralement (mais pas strictement) plus grand qu’une réserve ; un parc national peut même contenir et/ou gérer une réserve naturelle. Dans un parc national, l’activité humaine est limitée au tourisme ou à la recherche. Dans une réserve, l’activité humaine est permise sous conditions : pêcher, chasser, ramasser du bois de chauffage,…

Mais revenons à notre définition. Savez-vous que le mot safari désigne aussi – et surtout – une expédition de chasse aux gros animaux sauvages d’Afrique ? Les dictionnaires (Robert, Larousse) distinguent d’ailleurs entre le mot safari et le mot safari-photo. Hormis au Kenya, où elle est interdite depuis 1977, la chasse aux trophées est un sport pratiqué dans toute l’Afrique et particulièrement apprécié des Américains.

Quoi qu’il en soit, le mot safari est aujourd’hui largement surexploité par les professionnels du voyage qui l’emploient pour promouvoir des destinations variées jusqu’aux confins de l’Asie, mais il n’en reste pas moins profondément ancré à l’Afrique de l’Est, et en particulier au Kenya et à la Tanzanie.

Chercher à comprendre le glissement de sens du mot safari, de « voyage » à « expédition de chasse », c’est faire un bond dans le passé douloureux du Kenya et de la Tanzanie, c’est rouvrir les pages douloureuses de l’esclavage, du massacre des éléphants au nom du commerce de l’ivoire et de la colonisation.

De la naissance du swahili sur la côte d’Afrique orientale au 10ème siècle à sa diffusion à l’intérieur des terres au 19ème siècle par les esclavagistes

Né sur la côte orientale de l’Afrique dans le courant du Xe siècle de la rencontre entre plusieurs langues bantoues, le swahili, qui sera profondément influencé par la langue arabe, reste pendant de longs siècles cantonné à une zone côtière qui s’étend du sud de la Somalie au nord du Mozambique, en passant par les îles au large de l’actuel Kenya et de l’actuelle Tanzanie, dont la plus célèbre est Zanzibar. C’est de cette île légendaire que la langue swahilie commencera à se diffuser dans le courant du 19ème siècle vers l’intérieur du continent, par le biais des marchands esclavagistes. Focus.

Zanzibar entre véritablement dans l’histoire en 1698 quand les Omanais en prennent le contrôle (à l’instar d’autres villes de la côte comme Mombasa au Kenya). Les Omanais voient dans leur nouvelle conquête une bonne opportunité d’approvisionner en main d’œuvre les plantations des palmiers-dattiers qui ne cessent alors de s’étendre dans leur pays. Puisque l’islam interdit la traite de musulmans, ils décident d’avoir recours à des esclaves africains (la traite des esclaves existait déjà localement mais elle était limitée). Ils en profitent alors pour développer un commerce avec l’Arabie, la Perse et l’Inde. Zanzibar devient la plaque tournante du commerce d’esclaves noirs en Afrique de l’Est. En 1812, le giroflier est introduit sur l’île. Le développement des plantations d’épices dans la région, non seulement à Zanzibar, mais également dans les colonies françaises de l’Océan indien (Madagascar et la Réunion), créé un nouveau besoin en esclaves. Le commerce du clou de girofle prend une telle ampleur qu’en 1832, pour pouvoir mieux le contrôler, le sultan d’Oman de l’époque se fait construire un palais à Zanzibar, où il multiplie les séjours. L’essor économique de l’île attire des commerçants et financiers indiens et européens (hollandais, anglais, français, allemand), qui viennent s’y installer. Le sultan signe plusieurs traités commerciaux, dont le plus important est celui de l’ivoire, avec les Etats-Unis, en 1833 (pour la fabrication entre autres des boules de billard et des touches de piano). Le commerce de l’ivoire dans la région est ancien, mais il ne s’envole véritablement qu’au 19ème siècle avec la demande croissante en Amérique et en Europe. Dans les terres, des troupeaux entiers d’éléphants sont massacrés. Pour être transporté, l’ivoire nécessite de la main d’œuvre et favorise la recrudescence de la traite. Pour trouver des esclaves, les négriers s’enfoncent vers l’intérieur et contribuent par ce biais à l’extension du swahili.

 

De l’arrivée des premiers Européens en Afrique de l’Est dans les années 1840 à l’appropriation par les colons du mot safari au début du 20ème siècle

 

Les activités commerciales de l’île (esclaves, épices et ivoire) deviennent si importantes qu’en 1840 le sultan d’Oman transfère sa capitale de Mascate à Zanzibar. L’Europe commence à s’intéresser à la région de l’intérieur, restée jusqu’ici pratiquement inexplorée. Les premières expéditions sont organisées à partir de la côte (Mombasa et Zanzibar). Les missions catholiques, romaines ou protestantes, envoient leurs prêtres, qui choisissent le swahili comme langue d’évangélisation et contribuent par ce biais à la diffusion de la langue. On doit à Johannes Rebmann, l’un des premiers missionnaires au Kenya (1846), le premier dictionnaire allemand-swahili (publié en 1882). Rebmann est aussi le premier Européen à voir – du moins à en parler – le mont Kilimandjaro en 1848. Les missionnaires sont bientôt suivis par les premiers explorateurs à la recherche des sources du Nil, pour le compte de grandes sociétés de géographie. En 1858, Richard Burton et John H. Speke atteignent le lac Tanganyika. Quelques années plus tard, David Livingstone, alors célèbre pour avoir découvert les chutes Victoria en 1855, atteint à son tour les berges du lac.

A partir de 1880, les explorations en Afrique deviennent franchement politiques. Les voyageurs, mandatés par leurs gouvernements respectifs, s’efforcent de contracter des liens politiques avec les chefs indigènes qu’ils rencontrent, contre la promesse d’une protection (contre les négriers, contre les voisins, contre d’autres nations européennes). En Afrique de l’Est, les expéditions de Stanley préparent la colonisation britannique au Kenya et celles de Carl Peters la colonisation allemande au Tanganyika (l’actuelle Tanzanie). En 1885 se tient la conférence de Berlin qui définit les zones d’influence en Afrique des différentes puissances européennes. Le Kenya est cédé au Royaume-Uni, le Tanganyika à l’Allemagne (en réalité, c’est un plus compliqué, mais j’ai volontairement simplifié…).

Les colons arrivent en masse. A l’instar de leurs confrères britanniques en Afrique du Sud [2], les colons allemands, puis britanniques [3], du Tanganyika et les colons britanniques du Kenya s’adonnent pour leur loisir à de grandes expéditions de chasse, qu’ils appellent – nous y voilà – des safaris. Les chasseurs de trophées font envoyer par-delà les mers des peaux de zèbres, des défenses d’éléphant, des fourrures de lions… La faune diminue à vue d’œil.

 

De la création du premier parc national d’Afrique en 1926 à aujourd’hui

 

En Afrique du Sud, pour réagir face au déclin de la faune animale (qui commence à se faire sentir dès les années 1880), l’administration coloniale britannique créé en 1926 le tout premier parc national africain, le parc national Kruger, aussitôt ouvert au public. Seize ans plus tard, elle créé le premier parc national du Kenya, le parc national de Nairobi, en 1942. Le premier parc national du Tanganyika [4], le Serengeti, est créé en 1951. A noter que la création d’un parc national se fait toujours au détriment des populations locales qui se font expulser. Le tourisme de safari de chasse se développe dans toute l’Afrique australe et orientale. Pour pouvoir abattre les animaux du big five (les cinq mammifères africains mis en relief par les autorités touristiques à savoir le lion, le léopard, l’éléphant, le rhinocéros noir et le buffle) et en rapporter son trophée (respectivement la peau, les défenses, la tête et les cornes), les chasseurs doivent débourser des sommes faramineuses (par exemple en 2009 11 000 euros pour un éléphant (source : The Guardian)). Contrairement aux autres pays du continent, le Kenya, qui devient indépendant en 1963, mise sur le tourisme plutôt que sur la chasse, qu’il interdit dès 1977. Dès lors, les seuls trophées que le voyageur peut rapporter sont des photos et des vidéos. Parallèlement, le gouvernement kenyan encourage la venue des entrepreneurs étrangers par une politique d’ouverture aux capitaux étrangers et diverses mesures fiscales incitatives à développer des infrastructures touristiques dans le pays. Aujourd’hui, la chasse aux trophées rapporte chaque année plus de 100 millions de livres (soit 115 millions d’euros) à l’Afrique du Sud, mais l’industrie touristique rapporte annuellement plus de 800 millions de dollars (soit 560 millions d’euros) au Kenya (chiffres de 2009 – source : The Guardian).

 Et voilà comment le mot safari a fait fortune!

 

Bibliographie :

Le Petit Robert, 2014.

Anne Stamm, L’Afrique de la colonisation à l’indépendance, Que sais-je ?, PUF, 1998.

Extraits en consultation sur Google Books :

David P.B. Massamba, Histoire de la langue swahilie, de 50 à 1500 après J.C., Karthala, 2012

Alain Ricard, Le kiswahili une langue moderne, Karthala, 2009

Alphonse Lenselaer, Dictionnaire swahili-français, Karthala, 1983

Henri Médard (Dir.), Traites et esclavages en Afrique orientale et dans l’océan Indien, Karthala, 2013

Gagneur D. (Dir.), Esclavage et abolitions dans l’océan Indien (1723-1860), Systèmes esclavagistes et abolitions dans les colonies de l’océan Indien, L’Harmattan, 2002

C. Baroin et F. Constantin (Dir.), La Tanzanie contemporaine, KARTHALA/IFRA, 1999

 

Sources sur le net :

 

http://www.fao.org/docrep/v2865f/v2865f04.htm ; sur le site des archives de la FAO (Food and Agriculture Organization of the United Nations), Julia Rossetti résume le livre de Jonathan S. Adams et Thomas O. McShane, The Myth of Wild Africa: Conservation without illusion (Le mythe de l’Afrique sauvage: une sauvegarde sans illusion) (W.W. Norton, New York et Londres, 1992).

 

http://www.manimalworld.net ; site encyclopédique dédié aux animaux sauvages ; j’y ai puisé quelques informations sur les réserves et parcs nationaux en Afrique.

 

Deux pages web qui expliquent bien la différence entre réserve naturelle et parc national. L’une est en français : http://www.drac-romanche.com/article/ne-pas-confondre-parc-naturel-et-reserve-naturelle, l’autre est en anglais : http://www.kws.org/parks.

 

https://www.ethnologue.com ; de loin le meilleur site de ressources sur les langues (en anglais).

 

pour les chiffres récents :

http://www.theguardian.com/environment/2009/sep/11/trophy-hunting-africa?intcmp=239

http://theses.univ-lyon2.fr/documents/getpart.php?id=lyon2.2005.kibicho_w&part=100621

 

[1] Le swahili de Tanzanie (dont Zanzibar) est parlé en Afrique du Sud, Burundi, Kenya, Mozambique, Oman, Ouganda, Somalie. Le swahili de la République Démocratique du Congo, un peu différent, est parlé en Zambie. Le swahili est compréhensible aux Comores, les langues comoriennes étant très proches. Le swahili est une langue de migrant au Rwanda.

[2] Après avoir été colonisée par les Néerlandais dès 1652, l’Afrique du Sud passe sous domination britannique en 1806.

[3] Après la défaite allemande, le Tanganyika passe sous mandat britannique en 1919.

[4] Il faudra attendre 1964 pour que le Tanganyika fusionne avec Zanzibar et devienne la Tanzanie.

 

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