Jour 1 : Le grand départ tant attendu pour la Papouasie
Voilà des années que je parle d’aller vivre un jour en immersion au sein d’un groupe ethnique, isolé du reste du monde. Je n’envisage pas ce projet autrement que sur plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Un minimum selon moi quand on veut s’imprégner d’une culture. Maman de deux petits garçons, je me vois mal cependant me séparer d’eux aussi longtemps. En 2013, l’occasion se présente à moi d’aller rencontrer pendant une dizaine de jours les Korowai, une ethnie qui vit au coeur de la Papouasie indonésienne, dans une région très difficile d’accès. Je saisis l’opportunité, qui m’offre un bon compromis, et un avant-goût de mon projet d’immersion totale.
Comment est-ce que je me sens à l’heure de mon départ pour la grande aventure ?
Vendredi 31 mai 2013. 19h20. Jakarta. Dans la voiture en route vers l’aéroport.
La circulation est pire que jamais. Heureusement que je m’y suis prise en avance. Je m’interroge sur mes sensations et mes émotions à l’état présent.
J’ai la bouche sèche et une migraine qui ne me quitte pas depuis ce matin. Maudit médicament antipaludique ! Voilà des années que je n’avais pas pris de prophylaxie antipaludéenne. La dernière fois c’était il y a dix ans, à l’occasion de mon premier voyage au Sénégal, avec mes frères et mon père. Depuis, j’ai toujours vécu dans des zones impaludées, et les seuls cachets antipaludéens que j’ai pris ont été pour tuer les parasites, quand j’ai contracté la malaria en 2006 en Tanzanie. Mais cette fois, j’ai cédé à l’insistance de mes compagnons de voyage, qui m’ont fortement encouragée à en prendre. La Papouasie fait en effet partie des rares zones à risque en Indonésie. A mon sens, le risque de contracter la maladie n’existe pas tant au fin fond de la forêt que dans les zones habitées en bordure des forêts. Car ne l’oublions pas, le paludisme se transmet de façon indirecte par l’intermédiaire du moustique d’un homme à un autre. On verra bien si je tiens jusqu’à la fin du traitement (1 cachet par jour pendant vingt jours)…
Voilà plusieurs semaines que je me prépare physiquement à l’épreuve sportive qui m’attend, aux heures de marche dans la forêt équatoriale. Depuis une dizaine de jours, je booste mes défenses immunitaires en prenant quotidiennement une gélule de probiotique et de l’extrait de pépin de pamplemousse trois fois par jour. Mais surtout, ces deux derniers mois, j’ai essayé (sans toujours y parvenir) de me rendre une à deux fois par semaine dans la salle de gym de la résidence où j’habite, pour pratiquer le stepper et le vélo d’appartement. Mon accident de moto au Cambodge remonte à cinq ans. Mon genou, qui avait subi de multiples fractures et une opération délicate, gardera des séquelles à jamais. Depuis, je n’ai jamais pratiqué une activité sportive régulière comme j’aurais dû. Je me suis lancée dans cette aventure à la rencontre des Korowai parce que la randonnée ne comporte pas de dénivelé. Mais pour moi, elle n’en est pas moins un défi à relever, et un moyen de reprendre confiance dans mon corps et mes capacités de marche.
Je me sens fatiguée, mais décontractée, et sereine. Présentement, je ressens un petit pincement de cœur de me séparer pendant douze jours de mes deux petits garçons – Nolan 3 ans et demi et Timéo 1 an. D’un autre côté, j’ai besoin de cette coupure avec Alex et mes enfants. Et puis je suis très excitée à l’idée de me couper du monde moderne et d’aller rencontrer ces gens, les Korowai, qui vivent d’une façon tellement différente de la nôtre.
Savourer le plaisir de voyager seule
21h40. Aéroport de Jakarta. Terminal 1. Hall d’attente A5.
Les aéroports le soir, c’est comme ça que je les préfère. Pas de file d’attente au comptoir d’enregistrement, pas de stress. Les employés sont en général plutôt détendus. Et en Indonésie, quelle que soit l’heure, ils sont toujours souriants !
Comme j’avais un peu de temps, entre l’enregistrement et l’embarquement, je suis allée m’installer dans un A&W. A&W est une chaîne de restauration rapide américaine connue pour sa root beer (« bière de racine »), boisson gazeuse non alcoolisée aux extraits de plantes, dont la couche de mousse et la couleur brune, presque noire, rappelle celle de certaines bières. Les Indonésiens raffolent de la fast-food et les chaînes du monde entier ont du se passer le mot, car les restaurants de ce type pullulent dans ce pays. Une fois englouti mon burger veggies avec des frites, je suis restée près d’une heure, assise là, à lire des informations sur le peuple korowai, jusqu’à ce que le A&W ferme ses portes vers 21h15.
Habituellement, je voyage en famille, avec Alex, Nolan et Timéo. Et je n’ai pas une minute pour souffler. Sans mes enfants à gérer, j’apprécie de pouvoir prendre mon temps. Je flâne dans les allées, j’observe les gens, je réfléchis, je laisse aller ma pensée au hasard des détails sur lesquels elle s’arrête, rebondit, puis repart.
Dans la salle d’embarquement, je suis la seule blanche. Je suis étonnée également de voir une minorité de Papous, facilement reconnaissables à leur faciès bien particulier : cheveux crépus, peau noire, nez aplati, mâchoire proéminente. Pourtant le vol est direct pour Jayapura, la capitale de la province de Papouasie. Ce constat est pourtant représentatif de la population en Papouasie. Actuellement, le nombre de Papous en Papouasie est inférieur à 50 % de la population totale, constituée majoritairement d’Indonésiens venus d’autres coins du pays. Ce fait est le résultat de la politique de transmigration (transmigrasi en bahasa indonesia). Inauguré par le gouvernement colonial des Indes néerlandaises au début du XXe siècle pour réduire la surpopulation de Java et – dans une moindre mesure de Bali -, et fournir de la main-d’œuvre aux plantations de Sumatra, ce programme a été poursuivi après l’indépendance en 1945 par le gouvernement indonésien, et même intensifié et étendu – notamment vers la province de Papouasie (1). Toujours en vigueur aujourd’hui, il profite aux colons qui bénéficient de lois spéciales et de quotas en faveur des résidents, aux dépends des indigènes, victimes de discriminations. Par ailleurs, il règne dans cette région un climat de tensions interreligieuses entre les migrants, pour la plupart musulmans, et les autochtones majoritairement convertis au christianisme, et qui, face à la formation ces dernières années de groupes radicaux, craignent une islamisation progressive de leur région. Dans ce contexte, les mouvements indépendantistes montent en puissance, mais sont violemment réprimés par l’armée.
Une voix féminine annonce au micro l’embarquement. C’est parti pour une nuit dans l’avion.