Jour 5 (2) – Arrivée au premier clan korowai et visite d’une maison haute
Le récit de cette journée a fait l’objet d’un article dans le magazine Globe-trotter.
Voilà deux heures que nous marchons depuis notre pause déjeuner. Subitement, au détour du sentier, la forêt s’éclaircit. Et elle est là, qui s’offre à notre regard. Notre première maison haute. Culminant à une trentaine de mètres de hauteur, bien au-dessus des broussailles et des quelques arbres qui ont été épargnés lors de la création de la clairière, elle est on ne peut plus impressionnante ; même inachevée.
Bob, notre guide, nous raconte que cette maison est abandonnée depuis que son propriétaire s’est fait tuer pour sorcellerie. Je crois plutôt que sa construction a commencé pour satisfaire un groupe de touristes et que les Korowai, qui sont des semi-nomades, sont partis s’installer ailleurs avant qu’elle ne soit terminée.
C’est à des fins guerrières que les Korowai construisaient traditionnellement ces maisons très haut perchées, qui servaient de refuges en cas d’attaque ennemie. Aujourd’hui, faute de conflit – et on ne va pas s’en plaindre, elles ne sont guère plus construites que pour les touristes. Une pratique folklorique discutable, mais qui a le mérite de faire perdurer un savoir-faire en voie de disparition.
Les maisons que les Korowai bâtissent pour y habiter ne dépassent pas en revanche dix à douze mètres de haut (ce qui n’est déjà pas si mal !) et sont construites autour d’un arbre décapité qui sert de pilier central. Nous le découvrirons une quinzaine de minutes de marche plus tard, quand nous arriverons au camp de Olim, où deux maisons jumelles, de forme rectangulaire, marquent fièrement l’entrée du territoire.
Nous suivons nos porteurs en silence, le cœur battant, la gorge nouée par l’émotion.
L’endroit semble abandonné. Nous laissons les maisons derrière nous et sur un chemin à peine dessiné nous nous enfonçons dans la jungle. Brûlée par la curiosité, je me retourne et lance un regard en hauteur avec l’espoir d’apercevoir une âme qui vive. Je réalise alors qu’on nous observe depuis là-haut.
Derrière les hautes herbes se cachent deux cha-le (ou khaü). Construites à l’occasion des fêtes du sagou, à l’attention des invités, ces maisons longues, bâties à même le sol, servent à accueillir les touristes ou les visiteurs occasionnels. Bob nous invite à nous installer dans l’une, tandis que les porteurs s’installent dans l’autre.
De là, nous découvrons une troisième maison haute.
Le chef, Olim Waruf, et son frère, Dom, ne tardent pas à venir nous saluer.
J’aperçois Dom qui descend de sa maison.
Ils sont nus, ou presque, vêtus d’une simple ceinture de lianes et d’une feuille roulée autour du prépuce. Ils arborent divers ornements. Olim a le nez percé d’un os. Dom porte à l’oreille un large anneau et sur son nez les marques des trous destinés à y planter des plumes ou des os. Tous deux portent fièrement autour du cou de jolis colliers en perles colorées et en dents de chien ou de porc.
Nous n’osons pas sortir nos appareils photo, de peur de les effrayer ou les offenser, mais Dom se montre disposé à être pris en photo. Et tandis que son frère s’éclipse, il se prête au jeu et pose fièrement pour nous, probablement très heureux de voler pour un temps les honneurs à son frère, chef de ce clan.
Dom nous propose de venir visiter sa maison. Mais pour cela, il va falloir jouer les équilibristes, et sans filet. La seule voie d’accès en effet est une échelle amovible, fabriquée à partir d’un tronc d’arbre souple et mince dans lequel les Korowai ont taillé de larges encoches, et qu’ils rentrent la nuit, par mesure de sécurité. L’entreprise n’est pas sans danger. Une chute de dix mètres pourrait être fatale. Les accidents ne sont d’ailleurs pas rares parmi les Korowai. Nous serons finalement quatre sur sept à nous lancer dans l’aventure, et nous commençons par enlever nos chaussures, car pieds nus on est bien plus agile ! J’observe Dom grimper. Ça a l’air facile comme ça. Je trouve que ça l’est beaucoup moins quand je me retrouve à sa place ! Malgré l’aide d’un de nos porteurs, qui la maintient par le haut, l’échelle vacille au moindre mouvement. Après deux ou trois « marches » cependant, mon stress s’envole. Je me sens légère, de plus en plus à l’aise, et je termine l’épreuve avec une grande facilité, comme si j’avais fait ça toute ma vie !
Depuis la dernière marche, je me hisse à l’intérieur et découvre que la maison, ouverte par deux côtés, est divisée en deux espaces, séparés par une paroi de feuilles séchées. D’un côté les hommes, de l’autre, les femmes. Chaque espace dispose d’un foyer.
David, le seul bulé[1] homme de notre groupe, et Filo, sa mère, ont déjà rejoint ce qui semble être la chambre des hommes.
[1] Bule (prononcer bulé) : mot couramment utilisé par les Indonésiens pour désigner les étrangers.
De l’autre côté, une petite femme rondelette, vêtue d’une simple jupe en fibres végétales séchées, s’affaire à nouer un sac. Je me dirige directement vers elle. Elle me tend la main. Elle s’appelle Telifon, c’est la fille du chef. Elle est pleine de joie de vivre. Elle m’enseigne avec enthousiasme les rudiments de la fabrication d’un noken.
Puis elle se met à préparer des galettes de sagou.
Le sagou est l’aliment de base de tous les Papous en Nouvelle-Guinée[2]. Il s’agit d’une fécule extraite de la pulpe du tronc du palmier sagoutier. Cet arbre fournit aux Korowai non seulement leur aliment quotidien, mais aussi les larves de capricorne qui se développent dans les troncs abattus et dont ils raffolent. Un complément en protéines bienvenu quand on sait que le sagou n’offre ni protéines, ni graisses, ni vitamines, ni minéraux ! Avec ce régime-là, nous occidentaux, on ne tiendrait pas 10 jours ! Les Korowai dépendent donc presque entièrement de cet arbre nourricier, à tel point que quand le nombre de sagoutiers diminue, et donc que la forêt aux alentours du campement ne peut plus subvenir aux besoins du clan, ils cherchent un autre endroit où s’installer. Pour compléter et diversifier leur alimentation, les Korowai puisent dans la forêt. Chasseurs cueilleurs, ils chassent le cochon sauvage, et parfois le casoar, un gros oiseau qui court très vite (mais ils ne mangent de la viande qu’exceptionnellement) ; ils pêchent de temps à autre ; ils cueillent des fruits dans la forêt, quand ils en trouvent ; et au pied des maisons, dans l’environnement immédiat, ils font pousser quelques légumes (taro, patates douces, bananiers, sagoutiers).
[2] Ainsi que de deux autres ethnies de cette région du monde : les Punans, qui vivent dans l’Etat du Sarawak en Malaisie, et les Mentawai, qui vivent sur les îles Mentawai au large de la côte ouest de l’île de Sumatra, en Indonésie.
J’observe avec attention Telifon confectionner les galettes de sagou, avec de la farine et un peu d’eau, tandis que le feu se consume en braises.
C’est assez étonnant de voir un feu brûler à l’intérieur d’une maison tout en bois. Je ne suis pas inquiète, j’ai confiance en leur savoir-faire. Mais je suis curieuse. Le foyer est ingénieux. Il est conçu sur un plateau de branches tressées recouvert d’argile et isolé du reste du plancher, afin de ne pas risquer de voir le feu se propager.
Tandis que Telifon surveille la cuisson, tout en se fumant une cigarette, je furète la maison du regard.
Au plafond pendent des ossements, témoignages de l’habileté du chasseur qui vit sous ce toit, et des nokens, dans lesquels sont entassés divers objets, que j’ai du mal à distinguer. Peut-être des vêtements, ou de la nourriture.
Le long de la paroi en feuilles, est installée une gouttière en écorce, dans laquelle sont stockés des morceaux de sagou.
Je m’attarde sur les détails qui ne sont pas naturels. Un peu comme le jeu pour enfant où il faut chercher dans l’image les éléments qui ne sont pas à leur place : le short en jean de Telifon, bien caché sous sa jupe courte en fibres végétales, le collier de perles attaché à son cou et la bague à son doigt, les brins de laine dans ses cheveux et à son poignet, le plat en métal dans lequel cuit le sagou et la bouilloire qui pend au plafond, le tabac et les feuilles à rouler, le chien, la bouteille en plastique, la natte en plastique. Tous ces objets témoignent de la circulation des biens et du système du troc, que les Korowai, à l’instar de tous les Papous, pratiquent depuis des millénaires. Je m’interroge sur la présence du chien. A l’instar du marcassin qui lui tient compagnie, il est une monnaie d’échange ou un futur cadeau de mariage. Dans tous les cas, il est fort à parier qu’ils finiront à la casserole…
Je goûte au sagou. C’est fade. La texture est intéressante, à la fois gluante et élastique, comme du chewing-gum.
Avant de redescendre, je prends une photo de la vue.
Je jette un coup d’œil au quartier des hommes. Les porteurs sont tous rassemblés. L’un d’entre eux joue avec son portable. Cet objet m’apparaît totalement anachronique dans cet endroit, alors même que nous sommes à deux jours de pirogue des premiers signaux. Je suis également étonnée de voir Toni avec une guitare, apparemment faite maison. Cette vision me laisse songeuse. A-t-elle été sculptée sur le modèle de celle que Zazie a offerte à sa famille d’accueil ?
Je reprends vite mes esprits pour rejoindre la terre ferme.
La soirée se déroule tranquillement. Montage des tentes, bain dans la rivière, dîner, et histoires…
Bob s’avère être un fabuleux conteur. Il a déjà bien vécu.
Les porteurs, hommes, femmes, et enfants compris, passeront la soirée à fumer (oui oui les enfants aussi), à discuter et à rire. Je découvre un peuple très joyeux. Ils rient d’ailleurs beaucoup quand je leur fais écouter leurs chants dans la forêt. Je les entends également rire en répétant « manoptolobo » et une autre formule de politesse que je m’étais efforcée de leur dire. Il n’est pas difficile de deviner qu’ils se moquent de moi. Apparemment, l’accent ce n’était pas ça et ça les a beaucoup fait rire. Et moi aussi de les entendre se moquer de moi.