Jour 7 : la préparation du sagou
Le sagou, une farine confectionnée à partir de la pulpe du palmier-sagoutier, constitue la base de l’alimentation de tous les Papous. Sa fabrication est une opération laborieuse et physique qui requiert le concours d’une famille pendant une journée entière. J’ai eu la chance d’assister au processus et je vous livre aujourd’hui les secrets – bien gardés – de cette fabrication.
Jeudi 6 juin 2013
8 heures 30 du matin. Nous sommes prêts à suivre nos hôtes dans la forêt.
Les Korowai abattent les sagoutiers un à un, au fur et à mesure de leurs besoins. Un arbre peut nourrir un clan (soit deux à trois familles) en sagou pendant une semaine. Il est peu probable que nous soyons tombés par hasard sur LE jour où le clan avait décidé d’aller dans la forêt abattre un sagoutier. Même si Bob, notre guide, se garde bien de nous le dire, je sais qu’il a – à l’abri de nos regards – négocié cette démonstration avec le chef du clan, Oni, au prix de quelques roupies… et de quelques paquets de cigarettes ! Car chez les Korowai, fumer est l’une des activités journalières préférées des hommes, mais également des femmes, et même des enfants ! Dans toute la Papouasie, le tabac est une monnaie d’échange entre clans, amis et visiteurs.
Les quelques sagoutiers à proximité du campement ont été abattus depuis longtemps. Il nous faut aller les chercher plus loin dans la forêt. Sous un ciel gris lumineux, nous nous mettons en marche, derrière nos hôtes que nous suivons tant bien que mal à travers le cimetière de troncs qui ferme le campement. Des centaines d’arbres abattus s’entassent ici, à côté des branchages morts et des souches déchirées, qui gardent la trace de l’abattage à la hache. Ce chantier est le fruit du dur labeur accompli par les Korowai, pour éclaircir la forêt et prévenir les attaques ennemies.
Armés de leur arc et de leurs flèches, et de leur hache artisanale, les hommes vont nus, ou presque, vêtus d’une simple ceinture de liane, et pour les adultes (au-delà de 14 ans à peu près) le pénis rentré dans la bourse, le tout fermé avec un simple fil végétal ou une feuille. Les femmes ont pour seul vêtement une jupe en fibres végétales séchées. Dans leur dos, et maintenu à l’aide de leur front, un noken plein à craquer bringuebale au rythme de leurs pas. J’ai l’impression d’avoir fait un bond de 30 000 ans en arrière.
Un tableau 100% naturel ? Pas tout à fait. Les lames des machettes et des haches, ainsi que les colliers de perles en plastique que les femmes – et parfois les hommes – arborent autour de leur cou, témoignent de la circulation des biens et du système du troc, que les Korowai, à l’instar de tous les Papous, pratiquent depuis des millénaires. Bien cachés sous les jupes des femmes, les shorts en jean n’ont pourtant pas échappés à mon regard fureteur. Ils me laissent sceptiques. Difficile de faire la part des choses entre ce qui relève de la tradition et ce qui relève du folklore… Mais une chose est sûre : ces gens sont dans la forêt comme des poissons dans l’eau.
Tandis que les Korowai marchent pieds nus, aussi à l’aise sur un tronc d’arbre mouillé qu’un gymnaste sur une poutre d’équilibre, je dois redoubler de concentration si je ne veux pas glisser. Ce serait peut-être plus facile pieds nus. Mais il n’en est pas question. Dans un tel environnement, la moindre écorchure pourrait être mortelle.
Nous nous enfonçons dans la forêt. Les Korowai marchent la tête en l’air, à l’affût d’un sagoutier digne d’honorer la demande de leurs visiteurs.
Après une vingtaine de minutes de marche, ils en repèrent un, bien caché sous son manteau de mousse.
Les hommes se mettent en condition, préparent leurs outils, repèrent de jeunes arbres dans lesquels ils pourront tailler des perches.
Oni, le chef, rafistole sa hache de pierre, son frère aîné a repéré un arbre qui fera une perche idéale, Gerson, le frère cadet, a taillé des perches.
Première étape : l’abattage
C’est à Oni, le chef, que revient l’honneur d’entamer le tronc, à coups de hache.
Derrière l’écorce rouge se révèle bientôt la chair blanche et filandreuse. A l’aide d’un gros bâton, Oni arrache la pulpe. L’effort dessine son corps sec et musclé. Puis il l’extrait avec ses mains et la lance par poignées à son frère.
Dans la cavité qu’il a formée, il creuse à l’aide cette fois d’une petite hache en pierre et en accompagnant chacune de ses frappes par un cri. Jusqu’à ce que l’arbre s’effondre avec grand fracas.
Deuxième étape : l’écorçage
A l’aide des outils dont ils disposent, hache en métal, hache en pierre et marteau en bambou, Oni et son frère cadet, Gerson, écorcent le tronc. L’écorce marron à l’extérieur se révèle être rouge sang sur la face intérieure. Sur fond vert de la forêt, elle contraste et attire l’œil… et l’appareil photo.
Sous l’écorce se cache une partie tendre et blanchâtre, l’aubier. Avec de grands bâtons, qui font office de perches, Oni et Gerson en arrachent des tranches.
Tout comme l’abattage, l’écorçage est une épreuve de force, et requiert une technique particulière que seul Oni maîtrise parfaitement, en se laissant pendre de tout son poids en haut de sa perche.
Ses deux frères aident comme ils peuvent, mais ils souffrent tous les deux d’un pied bot équin, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent s’appuyer que sur la pointe de leur pied, du fait de sa position fixée en extension maximale par rapport à la jambe (on le voit d’ailleurs bien sur la photo). Ce handicap, dû sans aucun doute à une malformation congénitale, puisque les deux frères en sont atteints, rend leur marche bancale. Apparemment, des hommes aussi illustres que Magellan ou Toutankhamon avaient un pied bot et cela ne les a pas empêché de faire de grandes choses. Mais chez les Korowai, le clan est dominé par l’homme le plus charismatique et physiquement le plus fort et on comprend alors pourquoi Oni est le chef, alors même qu’il n’est pas l’aîné. On devine aussi le sentiment d’infériorité des deux frères, qui face aux autres membres du clan, d’autres clans ou aux (rares) touristes qui passent, tentent de faire oublier leur infirmité en participant coûte que coûte aux activités.
Quand la chair, déjà entamée, est prête à être travaillée, les hommes passent le relais aux femmes, occupées jusqu’ici à discuter et fumer.
Troisième étape : le pilage de la pulpe
Les femmes se mettent à leur tour au travail. J’admire l’organisation et la répartition claire et efficace des tâches entre les hommes et les femmes qui repose sur les capacités de chacun.
Les femmes se relaient également pour s’occuper de Lemo, le bébé de Papial et du frère aîné du chef, et qui passe tour à tour des bras de l’une aux bras de l’autre.
A l’aide d’un drôle de marteau en bambou, elles battent la pulpe avec énergie. A mesure que l’on se rapproche du cœur du sagoutier, la couleur de la chair s’éclaircit, passant de oranger, à rosée et enfin à blanc. Je m’y essaie, mais je me fatigue vite. Tout comme les hommes, les femmes accompagnent leurs mouvements par leurs chants. Le travail, pourtant difficile, est fait dans la bonne humeur. Et avec une certaine fierté je trouve. Pour les hommes comme pour les femmes, le travail, très physique, est l’occasion de faire une démonstration de force, de prouver la robustesse de sa constitution.
Cliquez ici pour entendre les femmes chanter
Mariana, la femme du chef, se distingue par ses formes et sa vigueur. Sous l’effort, son corps perle de sueur et luit sous les rayons de soleil qui percent la canopée. Face à elle, ses deux congénères paraissent bien chétives.
Pas étonnant qu’elle ait été choisie pour être la femme du chef. Elle est d’ailleurs la seule à arborer fièrement un collier en dents de chien et en dents de cochon. Ces ornements font partie de la dot du mari, qui se doit d’offrir à sa femme, quand il l’épouse, un collier en dents de cochon ou en dents de chien (celui coûte plus cher).
Pendant que les femmes sont à l’œuvre, les hommes s’accordent une pause cigarette.
Mais ils ne restent pas longtemps inactifs. Ils épluchent et extraient le cœur d’un palmier et en distribuent à tous.
Quatrième étape : le filtrage
Une fois qu’elles ont fini de piler la pulpe, les femmes construisent une ingénieuse installation avec d’imposants rouleaux d’écorce de palmier récupérés par les hommes sur le haut du sagoutier et qui font office de canaux.
La pulpe est déposée en haut du canal, arrosée d’eau, et pressée avec les mains. Le jus obtenu coule jusqu’en bas où il vient stagner, tandis que la pulpe est arrêtée par un système naturel de filtre.
Toujours dans la bonne humeur, et tout ça sous le contrôle du chef !
Les femmes se relaient parfois, le temps de s’accorder une petite pause.
Lemo s’est finalement endormi. L’étape de filtrage, plus calme que les précédentes, autorise apparemment le portage du bébé sur le dos, dans un noken que Papial et Mariana s’échange de temps à autre.
Le sagoutier abattu est désormais vidé de sa chair. Enfin, presque ! Il reste encore un peu de chair en son cœur. Plus coriace à enlever, son extraction requiert la force d’un homme.
Voilà des heures que nous sommes là, à regarder la scène. Chacune des étapes dure longtemps. Très longtemps. Pas de répit pour les appareils photo, malgré la buée et les averses qui nous surprennent à plusieurs reprises.
Et parfois une once d’attention pour d’autres curiosité.
Mais nous commençons à fatiguer… et à avoir faim. Nous n’avons rien avalé depuis notre petit-déjeuner, pris aux aurores. Gerson, le frère cadet du chef, chante une chanson de sa création. J’écoute avec attention cette chanson aux airs mélancoliques dont je ne comprends pas les mots mais qui m’émeut. Bob s’enquiert et m’informe que la chanson parle de nous, les touristes, de notre arrivée.
Pour écouter cette chanson, cliquez ici
C’est finalement sur cette touche artistique que nous finirons notre « activité ». Nous ne resterons pas jusqu’à la fin du processus de fabrication.
Cinquième étape : le repos
Une fois filtré, le jus de sagou doit reposer, le temps que les sédiments tombent au fond et constituent les fameux pains de sagou, qui seront recueillis et mis à sécher avant d’être consommés, sous la forme de galettes cuites sur le feu.
Le tronc évidé est abandonné aux capricornes, qui pondent leurs œufs au cœur de l’arbre fraîchement coupé. Les larves se nourrissent alors de la chair restante, notamment celle du haut du palmier, non exploitée par les Korowai car trop jeune pour être utilisée pour le sagou. Les Korowai ne manquent pas de faciliter la tâche aux insectes en ouvrant légèrement le haut du tronc, puis ils reviennent un mois plus tard pour récolter les larves… et les manger, puisque c’est un met dont ils raffolent !