Mabul, le meurtre à petit feu d’une civilisation

Traditionnellement, les Korowai ne vivent pas en villages mais en clans isolés, dans des maisons qu’ils construisent en hauteur.

L’histoire du village

Les premiers hameaux situés sur le territoire korowai ont été construits  dans les années 80 sous l’impulsion des missionnaires de l’Église réformée néerlandaise[1], les premiers hommes à entrer en contact avec ce peuple. Sédentariser pour christianiser. Tel était leur credo. Les confiner dans un village. Les aider à défricher la terre. Fixer leur langue à l’écrit. Et traduire la Bible.

Le premier missionnaire à atteindre le pays korowai fut le Hollandais Johannes Veldhuizen le 4 octobre 1978[2]. Il s’intégra dans des groupes de Korowai pour apprendre la langue,  l’analyser, créer un alphabet, mettre la langue par écrit, tout ça dans le but de traduire la Bible. Un but qu’il n’a jamais atteint, puisque les Korowai font partie des 2700 peuplades qui n’ont pas encore de Bible en leur langue[3].

Johannes Veldhuizen fut à l’origine du tout premier hameau korowai, Yaniruma. Il fallut quelques années aux missionnaires pour convaincre les jeunes Korowai (les vieux étant indéracinables) de venir s’installer dans le hameau. Pour la première fois dans l’histoire de cette ethnie, différents clans vivaient sur le même territoire.

En 1985, le gouvernement indonésien lance un programme de développement communautaire pour encourager le développement en Papouasie. En poussant les peuples des forêts à vivre dans les villages plutôt que dans la jungle, le gouvernement indonésien ne vise rien d’autre qu’à civiliser ces peuples qu’il considère comme sauvages.

Mabul est créé en 1989.

Jusqu’à récemment, le gouvernement n’avait porté que peu d’intérêt au peuple korowai. Mais depuis quelques années, il fait l’objet d’un intérêt grandissant de la part du gouvernement indonésien.

La tribu a officiellement été reconnue comme arboricole.

En 2010, les Korowai ont pour la première fois dans l’histoire de l’Indonésie été inclus dans le recensement.

Tout cela ne présage rien de bon. J’ai entendu parler d’un projet de route qui passerait dans le coin… ça sent le pillage des ressources minières ou naturelles…

 

Le quotidien des Korowai

Malgré les mesures – et les pressions – du gouvernement, les Korowai n’habitent que temporairement dans les villages. En l’absence de travail et de nourriture traditionnelle (sagou), ils retournent régulièrement vivre plusieurs semaines, voire plusieurs mois, dans la forêt, dans leurs clans respectifs, pour visiter leur famille restée là-bas, pour résoudre un problème, pour un rituel ou une cérémonie.

A Mabul, pas de tenues traditionnelles, pas de seins nus. Les missionnaires chrétiens sont passés par là. Sans compter la loi anti-pornographie du gouvernement indonésien qui interdit aux Papous le port des tenues traditionnelles (dénudées) et donne un prétexte de plus à l’armée indonésienne pour entretenir le génocide qui perdure depuis 50 ans.

Les Korowai portent des vêtements distribués par les communautés religieuses. Souvent ils ne possèdent qu’une tenue, un short unisexe et un t-shirt, sale, usé. Les figures qui apparaissent sur leurs t-shirts sont tellement loin de leur réalité que cela en devient surréaliste. Une petite fille porte un t-shirt de la campagne électorale de Barack Obama. Une autre de Minnie.

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Escortés de nos nouveaux amis, nous partons faire un tour du village. Mabul s’avère être un village sans charme. Un village sans identité. Rien ne laisse indiquer qu’ici vivent les Korowai. La tradition ici n’a pas sa place. Tel l’a voulu le gouvernement indonésien. Car Mabul n’est pas le fruit des Korowai eux-mêmes, mais un village fait de toutes pièces par le gouvernement indonésien.

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Quel dommage de reloger ces gens dans de telles maisons alors même qu’ils sont réputés pour leurs prouesses architecturales !

A côté de ça, le gouvernement semble peu se soucier de la santé et de l’hygiène des Korowai. Pas d’installations sanitaires (on fait ses besoins dans le bush ou dans l’eau, non loin de là où on se lave et on lave le linge), pas d’eau potable (les citernes jaunes sont prévues à cet effet, mais la plupart ne fonctionnent pas).

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Pas même de clinique. Le village de Yaniruma fut doté à sa formation d’un dispensaire, et aujourd’hui encore il est le seul qui bénéficie d’un établissement de santé dans tout le pays korowai. Mais il est à des centaines de kilomètres de là.

La présence à Mabul d’une église, nettement isolée des habitations, atteste du passage des missionnaires.

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Le village est également doté d’une école, qui était fermée lors de notre passage.

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Seuls certains parents envoient leurs enfants à l’école. Compte-tenu de la distance importante entre les villages et les clairières habitées, l’absentéisme est particulièrement important dans les écoles des villages korowai.

Des fragments de tradition bien cachés

mabul-maisons-korowai (6) mabul-maisons-korowai (2)On dirait qu'elle a des ailes...

Pour celui qui sait voir, Mabul offre sur ses balcons quelques fragments de tradition bien cachés. Là une femme aux seins nus ou un enfant nu, ici un vieil homme qui arbore un arc et des flèches.

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Fascinée depuis longtemps par cette arme de chasse, je fais connaissance avec le vieil homme. Bitel – c’est son nom – parle indonésien. Tant mieux, moi-aussi. Il est tout heureux de m’apprendre qu’il a fabriqué cet arc et ces flèches, qu’il cherche à vendre. Je suis bien tentée de lui acheter, mais j’ai peur que les objets ne passent pas en douane. Pourquoi ne pas juste essayer ? Mais Bob me dit qu’il ne me laissera pas essayer si je ne lui achète pas. Alors je décide de lui acheter. Tant pis si l’article reste bloqué en douanes. Il ne m’aura pas coûté cher (150 000 IDR soit environ 10 euros). Et j’aurais eu la chance de pratiquer sous les conseils d’un vrai guerrier korowai. Et ça, ça n’a pas de prix ! Je dois m’y prendre à quatre fois avant d’arriver à tirer une flèche. A en croire ses rires, le vieil homme prend beaucoup de plaisir à m’enseigner l’art de l’archerie korowai, réservé traditionnellement aux hommes. A ma demande Bob me prend en photo. Bitel et Bob sont très contents quand j’arrive à tirer ma première flèche. Ce petit cours de tir à l’arc improvisé restera mon meilleur souvenir de Mabul.

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Avant de dire au revoir à Bitel, je lui demande de me traduire les mots arc et flèche en korowai et de m’expliquer l’usage des différentes flèches. Si les flèches visant à tuer les cochons sauvages et les oiseaux me laissent ni chaud ni froid, je ne peux m’empêcher de frissonner quand il m’informe que l’une des flèches sert à tuer les hommes.

A la sortie du village, la rivière inonde les champs. Le ciel, chargé de nuages, se reflète dans l’eau et offre un spectacle beau et reposant. Les enfants nous suivent toujours et se prêtent avec plaisir à des séances photo.

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Un peu plus tard, je rejoins mes compagnes parties prendre leur bain dans la rivière. Je craignais les moustiques, mais ce bain fut un vrai plaisir.

]Ver la salle de bain :) mabul-bain-riviere (4)  mabul-bain-riviere (3)mabul-bain-riviere (2)

Pour moi, Mabul est la porte ouverte sur un monde inconnu, un monde bien réel où ceux qui l’habitent n’ont pas rompu comme nous le lien avec la nature ; pour les jeunes Korowai, le village est la porte ouverte sur le reste du monde, sur un monde plein de promesses, où tout ce qui brille est de l’or. Beaucoup de jeunes ont déjà quitté la forêt pour venir s’installer dans les villages gouvernementaux, comme Mabul, ou Yaniruma. Mais ils sont encore très peu à être allés au-delà. Pour moi, Mabul offre les premiers contacts avec les Korowai, et leurs traditions, pour les Korowai, il offre les premiers contacts avec les touristes et leurs gadgets modernes.

[1] Les Pays-Bas ont accordé l’indépendance à l’Indonésie en 1949, mais ont maintenu leur présence dans la partie occidentale de Nouvelle-Guinée jusqu’en 1962. Ceci explique que la religion chrétienne y soit majoritaire, du moins l’était jusqu’à récemment, puisqu’aujourd’hui les Papous sont minoritaires, devant les Indonésiens venus des autres îles et de confession musulmane. L’histoire explique également la présence importante de missionnaires chrétiens en Papouasie, notamment néerlandais, du moins à l’époque post-coloniale.

[2] The Korowai of Irian Jaya: Their Language in Its Cultural Context (New York: Oxford University Press, 1997). Certaines pages sont en accès libre sur Google Books. Il semblerait toutefois qu’un missionnaire posté dans la région de Digoel de 1959 à 1973 ait eu un contact accidentel avec des Korowai. http://www.papuaerfgoed.org/en/Life_up_in_a_Korowai_tree_house

[3] http://www.christianismeaujourdhui.info/articles.php/une-panoplie-de-competences-pour-traduire-la-bible-692.html